Contentieux climatique et nouvelles directives européennes : Les entreprises face à un tournant majeur
La directive CSRD impose un reporting extra-financier harmonisé à plus de 50 000 entreprises en Europe, tandis que la directive sur le devoir de vigilance redéfinit leurs responsabilités sur toute la chaîne de valeur. Dans le cadre de notre partenariat avec De Gaulle Fleurance pour la 5ème édition 2024 de l'Observatoire des Transitions Sociétales, Arnaud Van Waeyenberge, professeur de droit à HEC Paris, analyse les impacts de ces réglementations, les défis opérationnels pour les entreprises et les tendances émergentes du contentieux climatique à l’échelle mondiale.

Contentieux climatique Les nouvelles tendances
La directive CSRD, qui harmonise et encadre le reporting extra-financier de plus de 50 000 entreprises en Union européenne, entre en vigueur progressivement depuis le 1er janvier 2024. Pouvez-vous déjà identifier de premières tendances sur son application par les entreprises ?
J’identifie deux tendances, deux défis. Premièrement, il y a une prise de conscience accrue. Les entreprises se renseignent, demandent des conseils, sollicitent des experts. Nous sommes passés véritablement à une phase de mise en œuvre. C’est particulièrement le cas pour les plus grandes entreprises, qui étaient déjà soumises à des obligations de reporting extra-financier (avec la directive NFRD, l’ancêtre de la CSRD). Car elles sont aussi les premières à être concernées par l’application de cette nouvelle réglementation européenne - qui prévoit un calendrier de mise en œuvre progressive, en fonction du type d’entreprise.
Le deuxième défi est opérationnel : comment les entreprises vont-elles s’organiser pour collecter la donnée nécessaire à ce reporting ? Et comment vont-elles faire vérifier ces indicateurs ? De nombreuses entreprises ne sont pas encore prêtes à cet égard.
Y a-t-il en particulier une vraie interopérabilité entre les normes européennes et les normes internationales édictées par l’ISSB, afin d’éviter aux entreprises un double reporting extra-financier ?
Il y a une volonté politique, un effort d’alignement entre l’ISSB (International Sustainability Standards Board) et l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group). Ces deux institutions se parlent, essayent de converger afin d’éviter aux entreprises de produire deux rapports différents, ce qui serait très lourd pour elles.
Au-delà de cette volonté politique, des désaccords de fond existent. Par exemple, ces deux institutions n’ont pas la même vision sur la question de la « double matérialité ». Est-ce qu’une entreprise doit prendre en compte le seul impact des enjeux sociétaux et environnementaux sur sa performance économique (ou matérialité financière) ? Autrement dit que va lui coûter, par exemple, le passage au moteur électrique et à l’énergie durable ? Ou bien doit-elle prendre en compte également l’impact de l’entreprise sur l’environnement et l’humain (ou matérialité d’impact) ? L’ISSB ne veut prendre en compte que la matérialité financière. L’Union européenne veut un référentiel de normes qui permettent de prendre en compte cette double matérialité : ce que cela coûte aux entreprises, mais aussi l’impact sur la société et l’environnement. Il y a un désaccord de fond sur ce sujet. Toutefois, conformément à cette volonté politique de coopération, l’EFRAG et l’ISSB ont publié, en mai 2024, un guide sur l’interopérabilité des normes afin de faciliter la conformité des entreprises.
Le Parlement européen a adopté le 24 avril 2024 la proposition de directive européenne relative au devoir de vigilance. Qu’est-ce que cela devrait changer pour les entreprises européennes et en particulier françaises ?
Dans le cadre de cette directive, les entreprises européennes doivent assurer un devoir de vigilance, en matière de droits fondamentaux et de protection de l’environnement, sur toute leur chaine de valeur. Elles doivent prévenir, atténuer et mettre fin aux impacts négatifs en prenant des mesures appropriées.
La mise en œuvre de ces obligations passe principalement par la rédaction de codes de conduite, de lignes directrices, de toute une série de documents… pour identifier les risques et y remédier.
Au niveau du contrôle, les Etats membres doivent créer des autorités de supervision qui peuvent infliger, aux entreprises ne respectant pas cette obligation, des amendes atteignant jusqu’à 5 % de leur chiffre d’affaires mondial. C’est une évolution majeure par rapport aux réglementations RSE passées qui étaient plus incitatives que coercitives. Par ailleurs, des citoyens ou des personnes lésées peuvent engager la responsabilité civile des entreprises sur ce fondement. Il y a donc à la fois un contrôle de l’Etat à travers des autorités de surveillance et un contrôle plus horizontal des citoyens.
La France a adopté une loi sur le devoir de vigilance dès 2017, parmi les premiers pays en Europe – juste après le Royaume-Uni et son Modern Slavery Act en 2015. Elle a donc préparé ses entreprises à ce changement de paradigme. La directive européenne ayant beaucoup de points communs avec cette réglementation française, les entreprises françaises ont un avantage sur les autres entreprises européennes car cela fait quelques années déjà qu’elles doivent se conformer à ce type d’exercice.
Quelles sont les tendances du contentieux climatique dans le monde ? Quelles leçons tirer de ce contentieux pour une entreprise ?
Le contentieux climatique se poursuit et de nouvelles tendances se dégagent (1) : La première d’entre elles est que l’on continue d’observer une augmentation du nombre de litiges, avec 230 nouvelles affaires en 2023.
2e tendance : il y a une diversification des acteurs qui intentent des procès. Alors que les ONG environnementales ou de protection des droits humains étaient essentiellement à la manœuvre, on voit désormais la société civile dans son ensemble s’emparer de ce contentieux climatique : de jeunes activistes isolés, des entreprises, des municipalités…
3e tendance : les droits fondamentaux deviennent une base juridique de plus en plus souvent invoquée à l’appui des recours. L’argument utilisé consiste à prouver que le non-respect de l’environnement constitue une atteinte à la vie, à la santé ou au droit à un environnement sain pour les personnes. En 2023, une association de femmes du 3e âge, Klimat Seniorinnen, a ainsi attaqué la Suisse pour son manque d’action climatique, devant la Cour européenne des Droits de l’hommes (CEDH). Cette dernière a reconnu le lien entre changement climatique et droits fondamentaux. Cette décision fera date. Et les juges des 46 pays européens membres de la CEDH vont pouvoir se référer à cette jurisprudence.
4e tendance : nous observons une expansion géographique de ce contentieux climatique en Asie et en Amérique latine.
5e tendance : les décisions sont de plus en plus favorables aux plaignants. Est reconnu le lien entre l’inaction des entreprises ou des gouvernements et les impacts du changement climatique. Cela crée des précédents juridiques.
Et enfin, dernière tendance, nous voyons naitre un nouveau type de contentieux : des affaires où l’objectif n’est plus de lutter contre le changement climatique mais, au contraire, d’enrayer l’action contre le changement climatique.
Par exemple, certaines affaires remettent en cause l’intégration du risque climatique dans la prise de décision financière. Des plaignants utilisent ce contentieux pour tenter de revenir en arrière, à une époque industrielle qui ne prenait pas en compte l’environnement.
Autre exemple, des actions sont initiées contre des ONG, des journalistes d’investigation, des actionnaires activistes, dans l’objectif de les dissuader de poursuivre leur travail. Des entreprises vont les attaquer en justice pour diffamation, par exemple, avec des moyens sans commune mesure avec ceux d’une ONG ou d’un journaliste. Le phénomène est important : selon une enquête menée par le Foreign Policy Center, 73 % des journalistes d’investigation de 41 pays disent avoir fait l'objet de menaces juridiques.
Un 3e type de contentieux, « vert contre vert », voit s’opposer différents objectifs environnementaux. Une politique de lutte contre le réchauffement est accusée de nuire à la biodiversité, par exemple. On demande alors au juge de trancher et de trouver un équilibre entre ces différents objectifs.
(1) Pour une analyse excellente de ces points, consultez les rapports produits par le Grantham Institute, qui ont également servi de base à notre discussion.

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